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Le palais des Doges dans son ensemble a plu, il les a satisfaits, même s’ils ont préféré l’étroit passage à petites fenêtres latérales – un segment de DC-9 pratiquement – au milieu duquel Mr. Silvera les a arrêtés à l’improviste : savaient-ils où ils étaient ?
— No, no, where are we ? Où sommes-nous ? Donde estamos, Mr. Silvera ?
Seule la jeune Portugaise (qui se nomme Tina, ou du moins c’est ainsi que l’appelle son père) a murmuré à voix très basse, après avoir observé au-delà des vitres encroûtées de poussière :
— Tal vez a ponte…
C’est bien cela : le célèbre pont où soupiraient les malheureux emmenés à la prison des Piombi ; et certes, c’est une chose de le voir de l’extérieur, et une autre de passer à l’intérieur, comme si les condamnés, c’était nous. On le savoure mieux, a reconnu pour tous Mme Durand.
Les Piombi eux-mêmes ont en revanche un peu déçu, après cette introduction, de même que l’intérieur de Saint-Marc, jugé trop sombre. Pourquoi ne pourvoyait-on pas à un éclairage convenable ? Mais surtout la Pala d’Oro, sur le tombeau du saint, a suscité perplexité et désaccords, n’étant pas véritablement tout en or comme le billet d’entrée le laissait croire. Les vingt-huit en discutent encore avec obstination, alors qu’ils suivent leur accompagnateur vers l’étape suivante.
Il faut considérer avant tout la valeur artistique, observent les défenseurs de la Pala ; et du reste, bien que la grande plaque soit en argent, même ses feuilles d’or doivent peser un joli poids, dans l’ensemble. Ici toutefois les avis divergent, et certains disent deux, certains trois, certains même dix kilos. What do you think, Mr. Silvera ?
Mr. Singh et sa femme, les deux Bengalis (ou Cinghalais ?), continuent toutefois de se sentir floués, et leur bougonnement hostile s’ajoute à celui d’autres personnes qui avaient déjà peu apprécié le pique-nique, ou qui maintenant le digèrent mal. Et puis, il fait un froid humide, avec un vent qui empêche même Mme Durand de « savourer mieux » la vue des canaux, depuis les parapets des petits ponts (trop nombreux, avec trop de marches) que Mr. Silvera s’obstine à traverser. Est-il encore loin, ce fameux campo SS. Giovanni e Paolo ? On ne pouvait pas prendre un vaporetto ? Et s’il venait à pleuvoir ?
Quelque chose ne va pas comme il faudrait et la faute, commencent à penser plusieurs voyageurs, en incombe pour une bonne part à Mr. Silvera, qui ne se soucie plus de les animer, de les soutenir, et au lieu de cela se distrait à regarder pour son propre compte des choses qui n’intéressent personne : fenêtres aux persiennes moisies, portes d’entrée ébréchées, murs décrépits d’où dépassent des arbrisseaux.
Ils traversent maintenant le grand campo di S. Maria Formosa, sous un ciel qui, bien que l’après-midi ne soit pas encore avancé, ne pourrait être plus sombre, fermé, plombé, de basse saison. Or, cela même fait ressortir le contraste avec d’autres groupes de passage, mieux organisés et guidés. Celui de la jeune Française, par exemple, qui arrive d’un bon pas du côté opposé, les croise, gai, animé, en agitant des paquets bariolés.
— Murano ! crient-ils. Souvenirs !
Ils s’arrêteraient tout de bon pour montrer leurs acquisitions, si leur accompagnatrice ne les aiguillonnait pour qu’ils avancent, riant en levant les bras et en tapotant sa montre du doigt :
— Vite, vite, les enfants !
Le groupe de l’Impérial a ralenti et les regarde s’éloigner avec envie. Ceux-là, non seulement leur agence les aura fait manger au restaurant, mais encore elle les a emmenés à la fameuse île (où l’on fait les meilleurs achats) plutôt qu’à ce SS. Giovanni e Paolo dont personne n’a jamais entendu parler. La sombre grimace de Mr. Singh s’assombrit encore, tandis que ses yeux courent de sa femme, qui a commencé à lui parler précipitamment dans une langue incompréhensible, à Mr. Silvera en tête du groupe. Et, tout d’un coup, sa protestation s’élève dans un flot de syllabes également précipitées, inextricables, stridentes, parmi lesquelles toutefois le nom de Murano se détache sur un ton de revendication ouverte et de menace.
Mr. Silvera fait encore quelques pas, puis s’arrête et se retourne.
— Ah, murmure-t-il, Mr. Singh.
Tous, en un instant, sont immobiles, personne ne bouge plus, mais déjà le vide s’est fait autour de Mr. Singh. Même sa femme a lâché son bras. Et la jeune Tina, qui a lâché celui de son père, est pratiquement à genoux sur le campo humide, dans son Levi’s bleu et son imperméable rose transparent, tandis que Mr. Silvera continue, paisible, sa réprimande.
Aie confiance, dit en substance Mr. Silvera, et n’oublie pas que tes compagnons et toi êtes ici pour peu de temps. Souviens-toi que d’autres cieux, d’autres mers vous attendent. Contente-toi, pour le moment, du campo qui porte le nom de SS. Giovanni e Paolo, avec sa célèbre église, sa célèbre Scuola Grande di S. Marco (aujourd’hui Hôpital civil), et l’encore plus célèbre monument à Colleoni. Et il n’est pas dit qu’avant six heures, quand nous devrons absolument être de retour à la riva degli Schiavoni, nous ne pourrons pas nous permettre aussi…
Le sens du discours est si clair, si lumineux pour tous, qu’il éclipse un moment le fait que les mots ne sont ni anglais, ni français, ni portugais, ni espagnols.
Même Rae Rajanâth Singh, le blasphémateur maintenant contrit et stupéfait, se rend compte seulement à la fin que l’homme de l’Imperial Tours lui a parlé dans sa propre langue.
À présent, ils sont tous à nouveau en chemin par des rues toujours plus étroites, des raccourcis que seul Mr. Silvera a l’air de connaître. Et quand ils débouchent à côté de la grande église abrupte, en vue du noir condottiere à cheval, ils ne s’aperçoivent même pas qu’il s’est mis à pleuvoir.